National | Par Jérémy Duprat

Du paysan au chef d’entreprise ?

Hier, le paysan avait 40 ans, 40 hectares, 40 vaches. Puis, le chef d’exploitation a eu 50 ans, 50 hectares, 50 vaches. Qui sera-t-il demain ? Un paysan à nouveau, un chef d’exploitation toujours ? Ou un capitaine d’industrie ? Voici un article du dossier Monde paysan : d’hier à demain, paru dans la VP du 18 août.

Le poids démographique

«Il ne faut pas s’alarmer de ces transformations. Tout cela prouve que l’agriculture entre dans la modernité», affirme François Purseigle. Professeur à l’Ensat, il sort un ouvrage coécrit avec Bertrand Hervieu, à paraître aux éditions Presses de Science Po le 8 septembre intitulé «Une agriculture sans agriculteurs». Le moins que l’on puisse dire, c’est que les constats dressés par les deux hommes grâce à une analyse minutieuse de la situation à l’instant T ne peuvent laisser indifférents. Comme le paysan qui a disparu au profit du chef d’exploitation, ce dernier pourrait s’effacer face au chef d’entreprise.

«En 2020, la MSA dénombrait 398 794 chefs d’exploitation, 22 870 coexploitants et 2 712 aides familiaux, soit 424 376 actifs non salariés dans les exploitations agricoles françaises. Ces chiffres marquent une baisse de 20 % en dix ans du nombre des actifs non salariés. Cette baisse de la population active agricole non salariée s’accompagne d’une légère croissance du nombre des salariés permanents, au nombre aujourd’hui de 280 000», analyse François Purseigle. L’évolution la plus marquée, au-delà de la progression du salariat agricole, reste celle des chiffres de la sous-traitance. «Entre 2003 et 2016, le nombre des chefs d’ETA a augmenté de 25 % et celui des salariés de ces mêmes ETA de 62 %. Le nombre des employés d’agences d’intérim s’est accru de 14 % et celui des salariés de groupements d’employeurs de 283 %», notent François Purseigle et Bertrand Hervieu dans un article intitulé «Le problème agricole français».

Quant aux salariés agricoles, «ce ne sont pas moins de 731 000 actifs salariés embauchés directement par les exploitants agricoles, et 185 700 par l’intermédiaire de sociétés spécialisées qui réalisent désormais une part de plus en plus importante du travail au sein des exploitations agricoles françaises. Cette évolution est particulièrement sensible dans certaines filières, comme la viticulture, l’arboriculture ou le maraîchage», remarque François Purseigle. Mais pas que : un secteur dont les racines sont restées familiales n’est pas mis de côté. Dans les filières ovine et bovine, la part des salariés agricoles a presque doublé en vingt ans.

La fin du modèle familial

Mécaniquement, sans que cela ne soit une surprise pour les agriculteurs eux-mêmes, ils représentent le groupe le plus âgé de la société française. «Le vieillissement de la population des chefs d’exploitation a en effet connu, dans la même période, une nette accélération. Selon le Recensement général de l’agriculture de 2020, la proportion des chefs d’exploitation, coexploitants et associés actifs âgés de 60 ans ou plus s’élève à 25,4%. Or, selon les enquêtes du ministère de l’Agriculture, près des deux tiers des exploitants de 55 ans ou plus déclarent ne pas avoir trouvé de repreneur. Entre 2015 et 2019, on a dénombré 21 119 départs annuels et seulement 14 176 installations : soit trois départs pour deux installations. On dénombrait 1 587 600 exploitations en 1970 et 389 000 en 2020, soit un nombre d’exploitations divisé par quatre en cinquante ans. Cette diminution touche particulièrement les plus petites d’entre elles, ainsi que les exploitations moyennes qui ont été longtemps la marque de l’agriculture française. On observe en même temps une augmentation très nette du nombre des grandes et très grandes exploitations : on en a dénombré 185 600 en 2016. D’ici 2025, la France pourrait ne plus compter que 342 000 exploitations, soit une chute de près de 30 % en quinze ans», décrivent précisément les deux auteurs.

Ce constat est donc conjugué à l’accroissement de la taille moyenne des fermes. «Entre 1970 et 2020, la superficie moyenne des exploitations françaises a augmenté de 50 hectares et, en vingt ans, elle a gagné 27 hectares. La surface moyenne est aujourd’hui de 69 hectares. Si cette tendance concerne davantage les exploitations céréalières, elle touche désormais largement l’ensemble des exploitations. Le dernier recensement dénombrait environ 100 000 micro-exploitations, 100 000 petites exploitations, 100 000 moyennes et quasiment 80 000 grandes exploitations. Ce simple fait laisse surtout apparaître une tendance lourde. Toutes ces catégories et notamment celle des micro-exploitations (-31 %) sont en décroissance notable sauf une : celle des grandes exploitations qui voient leur nombre augmenter (+3 %). Les grandes exploitations – celles dont la PBS est supérieure à 250 000 € par an – représentent une exploitation sur cinq en 2020. Ces exploitations, dont la surface moyenne est évaluée à 136 hectares, mobilisent 40 % de la surface agricole française et 45 % de l’emploi agricole», dévoile le texte.

Un vieillissement inexorable. Un éclatement des statuts professionnels. Un nombre de fermes qui fond comme neige au soleil. «La population agricole – dont la représentation professionnelle et politique a été historiquement construite à partir de l’association intime qu’elle impliquait entre une pratique du métier, un statut professionnel, un modèle de famille, un régime de la transmission et un mode d’inscription du travail de la terre dans un espace local donné – est en train de disparaître. L’osmose entre vie de couple et vie professionnelle était au cœur de ce projet. Cette intrication a si profondément marqué la conception de la marche des exploitations agricoles françaises qu’elle a même installé l’idée que l’activité agricole ne saurait être autre qu’une activité familiale. Or, 80 % des conjoints de chefs d’exploitation n’ont pas d’activité sur la ferme. Nous assistons définitivement à la fin de l’agriculture conjugale», en conclut François Purseigle.

Les chiffres, ces êtres fragiles

Derrière ces évolutions sociétales, qu’en est-il des performances de l’agriculture de l’Hexagone ? «Comme le fait remarquer l’agro économiste Jean-Marie Séronie, en trente ans, les prix réels à la production ont baissé de 30 % et le revenu des agriculteurs a doublé, tandis que le nombre des exploitations était lui divisé par deux. Notre excédent commercial agroalimentaire dépasse les dix milliards d’euros par an. La productivité du travail (valeur créée par heure travaillée) a été multipliée par cinq entre 1970 et 2020. Les rendements moyens en blé sont passés de 15 quintaux en 1950 à 75 quintaux en 2000. La production annuelle de lait par vache était de 2 000 litres en 1960, elle atteint 7 000 litres en 2020. Première puissance agricole de l’Union européenne, la France occupe une des toutes premières places en matière de production agricole au plan mondial depuis la décennie 1970-1980, au cours de laquelle elle est devenue le deuxième exportateur mondial, derrière les États-Unis», expliquent les deux hommes. Place qu’elle a perdue depuis, au profit de la Chine, du Brésil, de l’Allemagne et des Pays-Bas si l’on se réfère à l’excédent commercial des produits bruts.

Comme le note un article de Pleinchamp : «Avec 8,2 milliards d’euros en 2021, l’excédent 2021 est le plus élevé depuis 2015. Mais sans les vins et spiritueux, dont l’excédent pointe à 14,1 milliards d’euros, l’agroalimentaire enregistrerait un déficit de 6 milliards d’euros en 2021, contre 4,7 milliards d’euros en 2020». Oui, la France est un mastodonte agricole sur la scène internationale. Oui, les exportations de céréales se portent bien. Pourtant, l’Hexagone perd doucement sa place. Pourtant, la balance commerciale des produits laitiers est en baisse, tout comme celle du secteur des fruits et légumes. Et que dire de la chute de la balance commerciale de la filière viande : -14,6%, soit un déficit de 1,2 milliard d’euros sur l’année 2021.

«Les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire», écrivait Alfred Sauvy. Derrière cette marée de chiffres, parfois sources de réjouissances, parfois pas, se cache une réalité complexe. Bien malin qui pourrait deviner de quoi l’avenir est fait. Toujours est-il que le monde agricole devrait rester vigilant devant l’inlassable avancée de la modernité qui pourrait laisser un goût amer en bouche une fois les mutations entérinées. Des terres de plus en plus étendues. Détenues par une foule d’exploitants toujours moins nombreuse. Une masse de salariés agricoles qui ne possèdent pas la terre qu’ils ensemencent, cultivent et récoltent, souvent pour un salaire épais comme une feuille de choux. À l’instar de la main mise des Google et autres Microsoft, ou des fusions d’entreprises toujours plus titanesques dans l’industrie automobile, l’agriculture pourrait suivre le même chemin. Car tout aurait vocation à s’industrialiser, se massifier, dans ce monde de monopoles mondiaux.

Selon François Purseigle, la ferme familiale va subsister aux côtés des industries agricoles. Dans quelle proportion ? L’avènement des grandes surfaces et du géant Amazon, conjugué à une technologie permettant l’achat de biens en un clic sur le net, une consommation facile et rapide, tout cela n’a-t-il pas provoqué la relégation des librairies dans les abîmes de l’ancien monde ? Aux citoyens et aux paysans du XXIème siècle de juger. Comme le formule Spinoza : «Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre».

Jérémy Duprat

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